Numéro Sept mille trois cents quatre vingt douze

 

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Xeroderma Pigmentosum

 

Le Journal des Frères Michon

 

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Hebdomadaire à parution irrégulière fondé en 1846

 

En exclusivité internationale, Xeroderma Pigmentosum, le journal des frères Michon, a l’immense honneur de vous présenter votre nouveau feuilleton estival :

 

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Du charleston à la sous-Préfecture.

 

°°° Nouvelle ruraliste à épisodes proposée par G. Lathynenfeu °°°

 

 

« Toutes ces histoires sont tirées de faits réels ; afin de préserver l’anonymat des protagonistes, des comédiens interprètent leurs rôles ».

Pierre Bellemare.

 

Chapitre Cinquième : plus jamais ne retentira le Charleston dans les salons de la sous-préfecture.

 

 

    

     Le lendemain, à l’heure où la nuit ne s’étale plus que par d’épais manteaux brumeux et où les concierges balayent machinalement le devant de leurs portes d’un air de méfiance supérieure, De Congrauçy montait la rue Coquineau : c’était, pour être exact, plus une ruelle qu’une rue, percée tortueuse et étroite que suivaient deux rangées de petites maisons hautes ; les façades d’une austère nudité étaient rarement demeurées droites, et penchaient d’un côté ou de l’autre. Les toitures s’y touchaient presque, les tuiles polies par le temps semblant vouloir s’unir dans une emphatique communion.

La montée était assez forte, De Congrauçy suait sous sa casquette, engoncé de dignité, marchant d’un pas régulier et lest sous l’œil étonné des ménagères, intriguées par ce spectacle inhabituel.

Arrivé tout en haut de la rue Coquineau l’on embrasse avec ravissement toute l’étendue de la ville, l’on goûte avec une suprême délectation le tracé des axes, noueux, tordus et courbes, mais en même temps solides et forts. Les anciennes villes sont semblables aux beaux vieillards qui, passés un certain âge, semblent aussi fragiles qu’éternels.

Au loin, passées les étendues herbeuses et les hameaux proches de la ville, le plateau des Millevaches se découpait dans des tons de bleu. S’essuyant le front d’un revers de la main de Congrauçy poussa un soupir de soulagement. Il jouissait du paysage au terme de sa montée.

Il se tourna ensuite vers l’hôtel de la sous-préfecture, qu’il ne trouva pas plongée dans son habituelle torpeur, mais au contraire dans pleine d’une agitation qui, comparée à son état naturel d’éveil à cet heure du jour, frôlait pour ainsi dire la frénésie. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’il aperçut que – alors qu’il était neuf heures à peine – le mouvement des bureaux se faisait sentir, que toutes les fenêtres de la façade étaient éclairées de jaune, que le portier enfin avait déjà ouvert les grilles.

Ceci arrêta l’abject maître chanteur dans des considérations emplies de mépris à l’égard de l’administration, lesquelles n’ont bien évidemment aucune place dans histoire comme la nôtre. Puis, en dépit de son désappointement, il se décida à entrer, en l’absence de tout concierge dans la loge. Les pavés de la cour d’honneur étaient encor gelés, crissaient sous ses mocassins vernis (achetés à Brighton). De Congrauçy entra enfin dans le hall de la sous-préfecture ; il n’entre aperçut que quelques sous-fifres, les bras chargés de dossiers, dans une animation qui lui parut également déplacée.

Il se trouva fort mécontent d’être ballotté de droite et de gauche par des fonctionnaires affairés et fort peu urbains ; il tenta en vain de leur adresser la parole : ces derniers partirent comme des fusées sans avoir même l’air de l’avoir entendu. Blessé dans son amour-propre, il se dirigea d’un pas sec vers le bureau du secrétaire général de la sous-préfecture. Il en ouvrit la porte avec fracas et s’exclama :

-        J’exige de voir le sous-préfet !

L’autre sortit la tête de ses papiers, se lissa la moustache et répondit avec une lenteur non affectée (ce brave garçon n’avait pas l’esprit vif).

-        le sous-préfet ?

-        le sous-préfet.

-        Mais, cher Monsieur, le sous-préfet n’existe plus !

-        Comment ? Serait-il….

-  Victime du redécoupage administratif du gouvernement, oui cher Monsieur : Poincaré, président du Conseil vient de décider la suppression de près du tiers des arrondissements français : à l’heure où je vous parle, notre bonne ville de Bourganeuf n’est plus une sous-préfecture.

Congrauçy le regarda, ahuri. Puis il se regarda dans la glace placée au dessus de la cheminée : il ne l’était pas moins. Placé dans ce difficile cas de figure l’ancien secrétaire général prit la seule et unique décision de toute sa carrière d’administrateur territorial : il le flanqua à la porte. Son odieuse machination avait capoté du fait de la politique de contraction des dépenses de l’Etat.

 

      Le paysage défilait lentement, étalant ses formes généreuses et sa végétation fournie ; le ciel laiteux inondait le décor, un bruit sourd et régulier, celui de la locomotive, emplissait l’atmosphère. Enveloppé dans son manteau de voyage, d’une grisaille automnale, et d’une banalité qui eut été triste si son estomac n’était pas venu donner forme et rondeur à ses teintes, le sous-préfet somnolait dans le compartiment désert. Sa tête s’était posée sur l’épaule de Brigitte, laquelle voyait désormais s’éloigner la terre de Creuse. La veille au soir, le ministre de l’intérieur leur avait écrit qu’en vertu des bons et loyaux services rendus à la nation, le fonctionnaire et sa secrétaire seraient maintenus dans la préfectorale. Madame la sous-préfète était prévenue du départ depuis la première heure du jour. Déjà l’air marin emplissait les poumons ; l’on approchait de la Rochelle. A la Creuse succédait Saint-Pierre-et-Miquelon, aux temps des passions inavouées succédait celui des amours innocentes.

Plus jamais ne retentira le Charleston dans les salons de la sous-préfecture ; la fanfare de Bourganeuf a cessé d’exister et les locaux sont désormais vendus ; ils abritent aujourd’hui les mornes services de la perception des impôts. Parfois, quand le ciel est sombre, et la belle saison passée, une vieille dame pleure, silencieuse et seule, au simple souvenir de ces années perdues – souvenir pâle et affadi qui un jour ou l’autre ne sera plus qu’une ombre. Les murs seuls garderont la mémoire du temps enfui.

 

 

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LES AVENTURES DE LA SOUS PREFECTURE SONT EGALEMENT DISPONIBLES CHEZ VRIN, IMPRESSION SUR VELIN, 192 EXEMPLAIRES IN – 18 A NE PAS MANQUER !!!

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