Numéro Sept mille trois cents
quatre vingt onze
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Xeroderma Pigmentosum
Le Journal des
Frères Michon
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Hebdomadaire à parution
irrégulière fondé en 1846
En exclusivité internationale, Xeroderma
Pigmentosum, le journal des frères Michon, a l’immense honneur de vous
présenter votre nouveau feuilleton estival :
***
*
Du charleston à la sous-Préfecture.
°°° Nouvelle ruraliste à épisodes
proposée par G.
Lathynenfeu °°°
« Toutes ces histoires sont
tirées de faits réels ; afin de préserver l’anonymat des protagonistes,
des comédiens interprètent leurs rôles ».
Pierre Bellemare.
Chapitre Quatrième : Au retour du banquet de la Sainte
Cécile.
Le nez dans une feuille de chou, le
sous-préfet sentit brusquement son corps d’élever d’une manière inopinée et,
cela va sans dire, on ne peut plus inquiétante.
« Ma parole, marmona-t-il, ou bien je ne
contrôle plus même mes mouvements, ou bien Brigitte est en manifeste infraction
du code de la route ! ».
La seconde hypothèse s’avéra être
la bonne ; Brigitte venait de prendre un virage d’une façon sportive, mais
fort peu orthodoxe : c’est elle qui tenait à effectuer tous les petits
trajets en side-car, l’administrateur avait personnellement ce moyen de
transport en horreur, sentiment aisément compréhensive : il avait à en
subir la majeure partie des incommodités. Mais enfin disait-elle, c’était plus
pratique, et puis un side-car avec la cocarde, pour sûr que cela sortait de
l’ordinaire.
Le paysage défilait, nu et
monotone, comme engourdi dans le givre ; de part et d’autre de la route
communale cent vingt huit, deux rangées de platanes austères s’élançaient,
parallèles, vers l’infini lointain du plateau. Enfin, Brigitte tourna à gauche
et l’on arriva lestement à Gratignolles les Bourmentes.
Déjà la fanfare s’affairait, elle
suait dans des uniformes bordeaux un tantinet élimés par le temps et le
rassemblement des autorités municipales à l’entrée du bourg formait, dans l’air
glacé de cette fin d’automne, une moite condensation visible à l’extrémité des
nez endoloris de froid. L’orchestre salua l’arrivée du dignitaire de
l’arrondissement, les cors sonnèrent comme il se devait, les pistons fendirent
l’air, et le trombone, quoique grippé, rendit ses sincères hommages à
l’administration républicaine.
Descendu du side-car, magnifique
modèle américain chromé et du meilleur goût, d’une dignité un brin outrancière,
endimanché dans ses habits de fonction, le sous-préfet se dirigea vers le
conseil municipal qu’il accabla de sa cordialité affectée ; l’on entra
dans l’hôtel des postes, qui accueillait chaque année depuis la mort d’Adolphe
Thiers le traditionnel banquet de la Sainte Cécile ; des verres se
vidèrent, des éclats de voix retentirent et l’air s’emplit peu à peu de cette
molle excitation. Un peu gris, le sous-préfet engouffra la majeure partie du
baba au rhum, puis se dressa sur des deux jambes ; au salut militaire
hésitant répondirent le balbutiement des lèvres communales engourdies par la
profusion du vin et la chaleur des conversations.
En un éclair, après cinq heures,
l’officiel véhicule rompait de nouveau le silence d’un ronflement sourd et
affectueux. La campagne était brune, les visages perlaient dans le froid
saisissant.
Au détour d’un chemin creux, entre
un petit bois de hêtres et un vert pâturage que la morne saison avait rendue à
son ennui, l’on vit un, plus deux lièvres, détalant sous la lumière bleutée des
feux. La terre toute entière se trouvait endormie.
De retour dans ses appartements,
avec une joie qui ne souffrait aucune comparaison si ce n’est celle de
l’ouverture d’un pot de confiture (de banane), Monsieur le sous-préfet
introduisit la petite clé patinée par les ans dans la fine serrure du
portillon. Brigitte venait de le déposer rue Coquineau,
déjà le side-car n’était plus qu’une silhouette vague dans la nuit.
Par
mesure d’économie le
fonctionnaire ne fit usage de l’électricité ni dans
la cour carrée si dans
l’escalier dérobé, d’une étroitesse
intimiste et d’une solidité que seul le
grand âge confère aux ouvrages du bois. Il s’essuya
les pieds avec grande
minutie sur le paillasson, puis entra par une porte discrète
dans le couloir
menant aux bureaux. Il était cinq heures et demie et les
secrétaires venaient à
peine de débaucher. Flottait cette atmosphère
étrange d’une présence déjà
évanouie, l’odeur de l’humain, et le parfum de
l’inanimé mêlés l’un à
l’autre.
Il inspectait l’étage pour vérifier
si, par aventure, une ampoule n’était pas encore en train de consommer la
précieuse énergie nationale de par la criminelle négligence d’un étourdi
invétéré, lorsque, atteignant le vestibule, il aperçu une silhouette grise,
oubliée probablement par un secrétaire dénuée de conscience administrative.
« Monsieur, les bureaux sont
fermés, revenez demain », lui lança-t-il sans même le considérer.
L’autre était demeuré coi,
impassible durant une bonne minute, Monsieur le Sous-préfet s’apprêtait à
regagner son salon lorsque l’inconnu répondit d’une voie aigre et
enrouée :
« C’est avec vous, Monsieur,
que je viens m’entretenir ».
La tête du sous-préfet pivota
alors avec une extrême lenteur de quarante-sept degrés vers la gauche. Son œil
écarquillé discerna dans l’obscurité le visage de Monsieur de Congrauçy, lequel
n’était autre que son ancien secrétaire aux transports en communs à l’époque où
il était en fonction à Bergerac, il y avait déjà vingt ans de cela.
« Peut être est il préférable
que nous entrions chez vous, monsieur le sous-préfet ».
D’un geste plus loquace qu’aucune
de ses paroles, l’administrateur l’invita à entrer, puis à prendre un
Voltaire ; prétextant un méchant furoncle, il préféra demeurer debout.
Le propos fut aussi odieux que le
personnage ; le sous-préfet l’ayant nargué naguère pour la médiocrité de
ses calembours, de Congrauçy était bien décidé à le faire chanter affirmant
que, s’il ne se décidait pas à démissionner dès le lendemain, neuf heures, son
épouse serait informée sans plus attendre en tous points des infidélités de
Monsieur.
Ce fut trop pour un seul homme.
Monsieur le sous-préfet tomba dans un fauteuil dont le velours fut imprégné du
verre de Madère qu’il avait échappé. Il était marié, certes, mais en gardait à
peine le souvenir : depuis vingt-sept ans, Madame la sous-préfète
administrait ses terres du Nivernais, léguées par une vieille tante, et ne
visitait son tendre et cher mari que quatre fois par an, à l’occasion du
changement de saison, prétextant l’immensité de l’administration de son bien,
et l’inanité des sous-fifres. Ce misérable de Congrauçy avait découvert
l’existence de cette femme et jouissait alors à plein du désarroi du
fonctionnaire, lequel aurait donné jusqu’à son huit-reflets pour la
préfectorale.
Il n’eut cependant pas le
choix : il convint de remettre sa démission à l’administration
territoriale dès le jour suivant. Ses yeux s’embuèrent alors, et deux longues
parallèles ruisselantes coulèrent le long de ses pommettes endolories par les
années et la rudesse du climat continental. Pour la première fois de son
existence, Monsieur le sous-préfet apprit le sens du verbe souffrir.
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DANS NOTRE PROCHAIN NUMERO :
NE MANQUEZ PAS LE CINQUIEME ET
DERNIER EPISODE DE VOTRE FEUILLETON !!!
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