13 Juillet 1901 L'ILLUSTRATION N°3046 – p19
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HONORÉ BAUDRE

UN COLLECTIONNEUR DE PIERRES SONORES
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  Dans une petite ville de l'Indre vit un homme qui possède sans doute une collection unique dans son genre, une collection de pierres sonores. Ces roches n'ont rien de commun avec celles que les géologues désignent sous le nom de phonolytes et dont on connaît quelques échantillons fameux en Auvergne, non loin du Mont-Dore. Les silex réunis par M. Honoré Baudre ont d'autres qualités : ils chantent en chœur.
   

    Un jour, en se promenant dans les champs, M. Baudre, par un de ces hasards qui sont au seuil de toutes les inventions, découvrit qu'un silex qu'il avait ramassé donnait, quand on le suspendait légèrement, un fort beau son.
    L'idée lui vint alors de se faire une collection de ces pierres frémissantes et il se mit à chercher les silex nécessaires pour former deux gammes chromatiques complètes. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. M. Baudre s'aperçut bien vite que les pierres qui chantent et surtout qui chantent juste, sont des plus rares. Petit à petit, surexcité par les difficultés de cette chasse nouvelle, il se passionna et bientôt la réalisation de l'instrument de musique qu'il appela le piano géologique, devint la principale affaire de son existence.


    Pendant trente ans et plus de sa vie, il parcourut tous les terrains où pouvaient se trouver, parmi les silex bruts de la craie, le silex parfaitement sonore. Pendant trente ans et plus, il essaya, jour par jour, une à une, des milliers et des milliers de pierres. Cette opération était assez compliquée. Il fallait à chaque fois suspendre les silex au moyen de ficelles, les frapper, écouter et apprécier la qualité du son; il fallait une oreille exercée de musicien renforcée, d'une angélique persévérance ou, si l'on préfère, d'un superbe entêtement. La patience de Pénélope est indigne de l'histoire auprès de l'inlassable conscience de M. Baudre.


    Pour réaliser son orchestre, le collectionneur, lorsqu'il eut épuisé toutes les mines voisines, étendit ses recherches plus loin, puis plus loin. Il parcourut ainsi des lieues et des lieues à essayer de faire chanter les pierres sur son chemin et quand, une seule fois ou deux par an, il rencontrait le silex idéal, celui qui sonnait juste et qui vibrait généreusement, il était heureux et payé de sa longue peine. Alors il enveloppait la pierre dans l'ouate et emportait son trésor en jaloux, en amoureux.


    Le hasard, toujours plein de malice, joua toutes sortes de mauvais tours à M. Baudre. C'était à croire que Satan s'amusait des mécomptes du collectionneur. Pendant de nombreuses années, alors que les autres notes étaient au complet et se trouvaient même à plusieurs exemplaires, il fut impossible de mettre la main sur le premier do de la gamme. Ce premier do devint une obsession pour M. Baudre, l'objet des pensées du jour et des rêves de la nuit, l'unique, mais combien douloureuse pierre d'un calvaire infini. Pour cette note qui le fuyait, le collectionneur eût donné la moitié de sa fortune. Il fut un moment presque convaincu que ce do n'existait pas dans la nature, au moins en France. Pour ce do, il prit le paquebot et se rendit eu Canada. Mais les terres du Nouveau Monde ne recelaient pas le son initial de l'octave. Fatigué, lassé, résigné, M. Baudre revint de son long voyage, persuadé qu'il mourrait sans avoir entendu une pierre chanter cette note fameuse, lorsqu'un matin, se promenant dans le Berry, espérant encore alors qu'il désespérait, il rencontra un merveilleux silex qui vibrait en do d'exquise façon. Ce jour-là, le collectionneur connut une seconde de joie surhumaine; telle qu'on ne saurait la comparer qu'à la béatitude absolue qui attend les âmes pures au paradis.


    Par un hasard qui semble également indiquer une véritable volonté du sort, le dernier do de la seconde gamme est resté, lui, tout à fait introuvable et manque encore; mais cette note n'est pas indispensable et son absence n'empêche pas l'exécution d'airs fort variés. Aujourd'hui très âgé, ayant perdu un fils chéri, M. Honoré Baudre charme ses loisirs de vieillard désabusé, pour qui la vie est devenue triste, en faisant chanter ses pierres. Il joue avec art de son curieux piano et, à écouter vibrer les silex, il accompagne ses regrets et ses rêves.

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    Les silex chantants, par une intéressante bizarrerie, affectent des formes étranges et suggestives. Ils sont tous allongés, mais la nature les doua de diverses protubérances plus ou moins fantastiques et de teintes fondues variant du blanc gris au noir, d'un curieux effet. Quelques-unes rappellent, en un dessin relativement précis, des figures d'animaux; ainsi un sol dièze est constitué par un brochet pétrifié. Le malheureux poisson rencontra sans doute la Méduse, en des époques antédiluviennes. Le mi de la première octave est un superbe silex préhistorique, une hache de l'âge de pierre qui ferait fort bien au musée de Saint-Germain. Qu'on songe à l'étrange aventure de ce caillou, jadis outil de bûcheron on arme de guerre entre les mains de nos ancêtres primitifs et velus, devenu, grâce à M. Baudre et au destin, une note de musique vibrant à volonté pour les grands airs d'opéra ou pour des chansonnettes, ou pour la Marseillaise. Quantum mutatus ab illo ?


    Ce mi préhistorique conduit à une hypothèse qui n'a peut-être pas grande signification, mais qui vaut cependant autant que beaucoup d'autres, proposées au sujet de problèmes perdus dans la nuit des temps et dont manquent les premiers éléments de discussion. Les hommes de l'âge de pierre qui taillaient habilement le, silex et travaillaient cette matière en mille manières, ont du se rendre compte, presque certainement, des qualités harmonieuses de quelques- unes de ces pierres. Il se peut donc qu'un des premiers instruments de musique ait été précisément un clavier dans le genre de celui de M. Baudre. Et il faut qu'il en soit ainsi, sans quoi il y aurait quelque chose de nouveau sous le soleil.
La qualité du son varie beaucoup selon les notes du piano géologique : quelques-unes manquent d'ampleur dans leurs vibrations et chantent mat. D'autres, au contraire, résonnent avec un timbre merveilleux, à la fois fort et cristallin, à peu près analogue à celui d’une cloche d’argent.
    Le do dièze, par exemple, formé d'une pierre plate, manque, si l'on peut dire ainsi, de souffle, tandis que le ré et le fa dièze charment l'oreille de la façon la plus harmonieuse.


    Le piano géologique est constitué par un châssis de fer sur lequel les silex sont suspendus horizontalement, au bout de ficelles doubles. Pour provoquer le son, il faut frapper les pierres avec un instrument dur. Le meilleur résultat est obtenu au moyen d'un petit silex qu'on tient simplement dans la main. La force des vibrations n'est pas égale sur toute la surface des pierres. Il faut donc bien connaître, si l'on veut jouer en virtuose, l'endroit sensible de chaque touche.


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    Le piano géologique de M. Baudre a déjà souvent éveillé la curiosité des savants. Il y a déjà plus de vingt-cinq ans qu'après avoir été mis en présence de ce singulier instrument, M. Berthaud, professeur à la Faculté des sciences de Lyon, écrivait : « Les physiciens ont fort à faire pour comprendre ces silex chantants qui vibrent en dépit des lois de l'acoustique ». Et voici une lettre écrite quelque temps plus tard par le célèbre géologue Charles Sainte-Claire Deville, qui prouve, outre une jolie âme de poète chez ce savant, tout l'intérêt de la collection des pierres harmonieuses :

« Mon cher Monsieur Baudre,

« Vous me demandez mon impression sur le petit concert que vos silex harmonieux m'ont offert hier soir chez vous. J'en ai été très surpris et littéralement enchanté.
« Il m'est venu seulement un remords en réfléchissant au nombre incalculable de pierres que j'ai frappées, de silex que j'ai brisés, pour y découvrir les traces d'une coquille, d'un oursin ou d'un polypier.
« Et, quand je songe à toutes les hécatombes de ce genre que font journellement mes confrères en géologie, combien de motifs n'avons-nous pas de penser que nous avons détruit quelque échantillon qui aujourd'hui figurerait honorablement parmi vos touches sonores?
« On cherchait vainement la mandragore qui chante.
« Vous avez fait mieux : vous avez trouvé, la pierre qui chante, vous avez découvert l'âme chantante de la pierre.
« Combien de ces âmes, hélas ! avons- nous sacrifiées ! Vous, au contraire, moins barbare, au lieu de les immoler à une vaine curiosité scientifique, vous vous approchiez d'elles en ami, vous les-interrogiez avec émotion, et quand l'une d'elles, entre cent mille, avait la vocation, vous lui offriez un asile hospitalier, vous lui ouvriez les portes de votre conservatoire et en faisiez une virtuose.
« Quelle supériorité sur nous ! et combien cette supériorité devient plus écrasante, quand nous sommes obligés de reconnaître que votre clavier de pierres offre un véritable paradoxe dont géologues et physiciens ne me semblent pas encore posséder entièrement la clef !
« Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée.

« CH. SAINTE-CLAIRE-DEVILLE. »

    Le piano de M. Baudre n'a pas seulement excité l'intérêt des savants, il a aussi inspiré les Muses. Dans son voyage au Canada pour découvrir le do, presque aussi rare que la pierre philosophale, le collectionneur rencontra à Montréal le grand écrivain canadien Louis Fréchette, devant lequel il exécuta quelques morceaux de son répertoire. Le poète fut si charmé qu'il accorda sa lyre et fit ce sonnet :

Quelle musique vierge, étrange, fantastique !
L'Ame surprise éprouve on ne sait quels frissons,
Quand on prête l'oreille aux sublimes chansons
Que rend le timbre d'or de ce clavier rustique.

De la nature seule écoutant les leçons,
O maître ! et défiant les lois de l'acoustique,
Des entrailles du roc, comme un chercheur antique,
vous avez su tirer d'incomparables sons.

Votre œuvre est là, marquée au cachet du génie;
En elle le penseur aperçoit réunie
La volonté d'Hercule au savoir d'Abeilard.

Car, si l'art du silex fit jaillir l'étincelle,
Sondant d'autres secrets que son flanc dur recèle,
Vous en fites jaillir les merveilles de l'art.

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    Ainsi, par l’ingénieuse patience de M. Honoré Baudre, s’est réalisé un des désirs de Mozart qui rêvait d’un orchestre de pierres pour la Flûte enchantée; ainsi s’est réalisé la prophétie de l’Evangile : « Les pierres crieront… Lapides clamabunt.»


LOUIS FOREST.



    P.-S. – La collection des pierres sonores de M. Honoré Baudre se trouve en ce moment à l’exposition internationale de Brest.

    A ce sujet un « ancien officier de marsouins » écrit à la Dépêche de Brest :

    Permettez-moi de vous signaler, à cette occasion, le fait suivant : Il y a deux ans, étant à Banghi, chez le sultan Bangassou, bien connu de tous ceux qui ont été dans le haut Oubanghi, j’ai eu l’occasion de voir un sorcier ou médecin jouant des airs (?) variés sur une série de sept à huit grosses pierres, suspendues à une potence en bois. Ces pierres donnaient un son comparable à celui d’un verre en cristal et étaient disposées de manière à former une espèce de gamme. Il ne m’a d’ailleurs pas été possible de vérifier de près la nature de ces pierres. Un de mes amis m’a dit en avoir vu un exemplaire en Sibérie Orientale. 

 

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